Les émeutes de la grande peur et la trahison des "élites" ; 1789, 2019...
La Grande Peur (juillet à août 1789)
Après la prise de la Bastille, le peuple prend peur car des rumeurs faisant état d’attaques de brigands (sur les moissons) ou d’une possible réaction nobiliaire violente -un complot aristocratique- se répandent. Des émeutes urbaines et rurales, qui avaient débuté de façon sporadique dès l’hiver et le printemps 1788-1789, se multiplient subitement à partir de la mi-juillet et touchent particulièrement le Viennois, le Vivarais, l’Alsace, le Mâconnais, la Basse-Normandie, le Hainault et la Franche-Comté ; « Dès le 16 juillet, dans le futur département de la Haute-Saône, plusieurs châteaux (Mollans, Montjustin, Saulcy à Saint Germain) et abbayes (Lure, Bithaine) furent envahis et dévastés » (Le vandalisme de la Révolution page 152 de François Souchal et aussi L’abolition des droits féodaux en France page 13 de Jean-Jacques Clere). Ce type d’incidents vise souvent des seigneurs locaux - haïs depuis longtemps pour toutes sortes de raisons - chez lesquels les paysans se rendent pour s’emparer des titres seigneuriaux, en particulier les "terriers" qui fixent les droits et les propriétés seigneuriales. Toutefois, la préoccupation majeure des insurgés, leur Grande Peur, était plus souvent liée à la pénurie de nourriture qu’à la volonté de s’attaquer à la noblesse ou au système féodal en général.
Georges Lefebvre qui a travaillé sur la thèse du “complot aristocratique” globalement acceptée par bon nombre d’historiens de toutes positions idéologiques, de Georges Rudé et Albert Soboul à François Furet et Simon Schama continuait à considérer qu’elle n’était pas définitive ; ce que confirment les recherches récentes menées entre autres par Jacques Le Goff, Anatoli Ado, John Markoff, Jean Nicolas, qui ont montré que la Grande Peur a souvent été tout aussi révélatrice de la solidarité verticale qui unissait les groupes sociaux, qu’ils soient roturiers ou privilégiés. En Artois, la Peur « ne cause aucune émeute, loin de là, elle scelle au contraire, entre tous les citoyens l’union la plus étroite pour la défense de leur vie et la protection de leurs biens menacés » (Annales Historiques de la Révolution Française, La grande peur et le complot aristocratique – Timothy Tackett). De semblables alliances entre nobles et non nobles ont été identifiées dans des régions aussi distinctes que le Soissonnais, le Maine, le Gévaudan et l’Aquitaine et se vérifient tout particulièrement dans les villages, mais pas seulement, car les milices sont aussi placées sous l’autorité d’anciens officiers nobles dans bon nombre de villes de petite ou moyenne taille comme Montoire, Brive, Limoges, Cahors, etc.,.
Le 4 août 1789, à l’Assemblée constituante, les discussions s’engagent sur les moyens d’arrêter les troubles qui se sont propagés de façon étonnamment rapide dans les campagnes.
La nuit du 4 août 1789
On enseigne que c’est au cours de cette nuit mémorable que fut proclamée l’abolition des privilèges et de la féodalité… Pourtant, ce soir là, à partir de 20 h, l’Assemblée semble peu encline à faire des concessions au petit peuple en rébellion.
-Un député, élu du Tiers, l’avocat Target, présente son rapport qui, et cela peut sembler paradoxal, en appelle à la répression pour s’assurer que les citoyens respectent le nouvel ordre et continuent à payer redevances et impôts.
-La noblesse réserve, elle aussi, des initiatives inattendues. Dans une première intervention, c'est le Vicomte de Noailles, qui propose généreusement d’abolir les droits féodaux (il en est dépourvu !).
Ensuite, c’est le Duc d'Aiguillon, le plus riche seigneur, après le roi, en propriétés féodales qui se dit plein de scrupules à l’idée que l’assemblée s’apprête à condamner ceux qui attaquent les châteaux et, évoquant « le malheureux cultivateur, soumis au reste barbare des lois féodales », propose, lui, « d’établir cette égalité de droits qui doit exister entre les hommes » et préconise non l’abolition des droits féodaux, mais un « juste remboursement » évalué à 30 fois le remboursement d’une année.
-Le clergé n’est pas en reste. Mgr de Lubersac, l’évêque de Chartres, qui n’a jamais chassé de sa vie, propose le sacrifice du droit de chasse, l’évêque de Nancy renonce aux biens de l’Église… Le député Chasset réclame en termes assez raides la suppression de la dîme ecclésiastique, la mesure ne passera pas immédiatement, mais c’est un élu du clergé, Talleyrand, évêque d’Autun, qui, non seulement allait la faire adopter 7 jours plus tard, mais allait aussi et par la même occasion, déclarer biens de l’état, les propriétés ecclésiastiques (dans google books : les hommes de la révolution de Louis Madelin).
Au cours de cette soirée, ce qui paraît incompréhensible au premier abord, c’est que, chacun des intervenants, quel que soit l’ordre qui l’a élu semble jouer « contre son camp ». Tout devient beaucoup plus limpide lorsqu’on réalise que d’une part, le Tiers-Etat représentait, non pas les paysans comme on le croit souvent, mais la bourgeoisie et que d’autre part, quasiment tous les orateurs cités, quel que soit leur condition et l’ordre auquel ils appartiennent, faisaient partie des 20 % de députés Francs-maçons résolus à promouvoir une nouvelle société libérale marchande. Le duc d’Aiguillon faisait partie depuis 1786 de la Société Olympique qui ne comptait que des francs-maçons, le Vicomte Louis-Marie de Noailles était franc-maçon à l’Aménité du Noailles-Dragons, le bras droit de Mgr de Lubersac, n’était autre que celui que Robespierre appelait « la taupe de la révolution » l’abbé Sieyès de la loge Le Comité secret des Amis Réunis, quant à Talleyrand, il n’était pas seulement ce qu’a dit de lui Napoléon « De la merde dans un bas de soie ! », il était aussi Franc-maçon.
Enfin, dans tout le pays, la Franc-maçonnerie qui comptait au moins mille loges réparties sur l’ensemble du territoire, pouvait s’appuyer sur une organisation centralisée très structurée, préfigurant la France Jacobine. Il n’est dès lors plus si étonnant que toutes les provinces, puis toutes les villes en viennent à renoncer à leurs privilèges (jusqu’alors, chaque commune, paroisse, province annexée au royaume de France conservait ses propres lois. Ces spécificités, droits accordés aux habitants, à certains métiers, à certaines corporations étaient appelés privilèges) René Sédillot, « Le coût de la Révolution française ».
Vers deux heures du matin, dans un climat d’exaltation euphorique, le président Isaac Le Chapelier récapitule la liste historique des mesures proposées qui sont aussitôt adoptées, par un vote global à l’unanimité, qui met définitivement fin à l’Ancien Régime aux cris de « Vive le roi, restaurateur de la liberté française !
Aucun décret n’ayant été pris, c’est dans les jours suivants, à tête reposée, que les députés vont remédier à cet oubli. À peine disparus, les droits féodaux (cens [1] , champart [2], rente [3] ...) qui liaient la noblesse propriétaire du sol à l’exploitant, ressuscitent par décrets le 11 août, dans le nouveau régime, sous forme de « contrats » commerciaux rachetables, soit par les aristocrates qui les détenaient déjà, soit par les roturiers bourgeois qui en ont les moyens ! Ainsi, ce vote qui met effectivement à bas la féodalité, provoquera une grande désillusion dans les campagnes. Les grands perdants de cette nuit, sont l’église qui se verra privée de ses biens et de la dîme [4] , sans compensation, et les paysans qui continueront à payer la dîme laïque sans plus pouvoir compter sur le secours catholique et qui, s’ils sont affranchis du peu de servage qui restait encore, demeurent inféodés à un propriétaire. En outre, avec le nouveau régime, si les paysans ne sont plus astreints à la corvée [5] ; cette contribution ne disparaît pas réellement, elle change simplement de nom et devient la levée en masse puis la conscription. Au passage, les sujets promus citoyens redeviennent corvéables, mobilisables à merci. Des années de service militaire et de guerres vont leur apprendre à mourir pour la République. Dans leur rôle de nouveaux maîtres, les bourgeois nouveaux riches ne cesseront de se montrer plus impitoyables que les aristocrates et le clergé.
Aujourd’hui encore, les troubles perdurent. On peut légitimement se demander qui représentent tous ces députés qui trompent leurs électeurs et qui a intérêt à attiser des émeutes, peut-être pas si spontanées qu’elles en ont l’air ! Toute ressemblance avec des faits ayant existé n’est peut-être pas fortuite…
[1] Le cens était un impôt sur les biens immobiliers. on pourrait le comparer aux taxes foncières.
[2] Le champart était un impôt payé en nature, proportionnel à la récolte (cette taxe variait entre 1/6 et 1/12, mais en moyenne elle s’élevait à 1/8).
[3] La rente, ici dans le sens de rente foncière, s’apparente par beaucoup d’aspects à un loyer du sol
[4] « La dîme était une certaine portion des fruits de la terre et du croît des animaux que le clergé percevait pour subvenir à ses besoins, à l'entretien du culte et au soulagement des pauvres » A l'origine, elle fut une oblation, une contribution volontaire fournie au clergé par les fidèles ; mais, dès le XIe siècle, les lois ecclésiastiques et les lois civiles la fixaient à 1/10 et la rendaient obligatoire.
[5] La corvée : Au Moyen âge, le seigneur pouvait réquisitionner ses sujets afin de les faire travailler sans les rémunérer. En règle générale, la corvée ne concernait qu’une ou deux journées par an (50 à 100 jours pour toute une vie), exception faites des pauvres et des serfs, qui restaient taillables et corvéables à merci. Dans certaines régions de France, il était possible de racheter ces jours de corvées contre une petite somme d’argent. .